Dans la tribune que vous cosignez avec Véronique Suissa dans Le Monde du 4 avril, vous évoquez la situation du secteur médico-social (établissements, dont EHPAD, et services) dans l’épidémie de Covid-19.
Les chiffres de décès, les réalités humaines dramatiques, la charge pesant sur les personnels médicaux et médico-sociaux placés en première ligne forment un électrochoc où la grande majorité de la nation découvre un système de santé fragilisé par un manque de moyens techniques et humains mais aussi par des priorités économiques et budgétaires.
Au sein de ces difficultés, la situation des EHPAD trouble et bouleverse, avec son cortège de retards d’approvisionnement en masques et en matériel de protection, le manque d’effectifs, l’incapacité à dépister pendant plusieurs semaines – toutefois une vaste opération de dépistage est lancée le 8 avril , la contamination en chaîne, les difficultés d’hospitalisation, l’impossibilité de comptabiliser le nombre de contaminés ou de répertorier les décès des résidents atteints du Covid-19 … Le sort de ces « oubliés » dans la crise sanitaire met en évidence la fragilité du système médico-social. Nous devons – l’Etat, les citoyens, la société civile, les entreprises – repenser la politique de soin et d’accompagnement du grand âge, tout comme le rapport de la société aux personnes âgées. Ce sera une des missions que nous réservera « l’après crise ». La responsabilité de notre génération est d’ « empêcher que le monde ne se défasse », disait Albert Camus lors de son discours de réception du prix Nobel de littérature. Nous en sommes toujours là…
La crise sanitaire actuelle rend donc urgente la revalorisation des professions du soin, de l’aide et du lien social que vous appelez de vos voeux ?
Absolument ! Au regard de cette crise sanitaire inédite, l’Etat devra investir fortement dans le secteur de la santé, mais aussi, je l’espère, dans le soutien aux aidants et à l’accompagnement des plus fragiles, des aînés et des personnes en situation de handicap. Dans le domaine de l’emploi comme dans celui des équipements. Il s’agira aussi de poser la question d’une relocalisation, au moins partielle, de la fabrication de médicaments et d’équipements.
Quant au regard que nous portons sur la santé, la pandémie apparaît comme un tournant dans lequel se confrontent paradoxalement « défiance manifeste » et « espoir collectif ». Une défiance qui fait écho à la succession de scandales sanitaires renvoyant à l’idée – dont notre société est fortement imprégnée – d’un « dégât du progrès ». Et un espoir ensuite, à l’égard d’une médecine performante ayant largement démontré sa capacité à traiter des maladies, qu’elles soient bégnines ou graves.
Le soignant, ce « héros » que l’on célèbre aujourd’hui à juste titre, fait ce qu’il peut et avec les moyens qu’il a… D’une certaine façon, nous vivons de façon plutôt abrupte une sorte de disparition de la représentation sociétale d’une profession médicale invincible et protégée contre le malheur. La prise de conscience collective d’un épuisement chez les soignants oblige à modifier ces représentations et les exigences croissantes à leur égard: soigner, soulager, écouter, comprendre, guérir, etc.
Plus largement, il s’agira de promouvoir les métiers du care au sens large, du soin relationnel, du soutien aux personnes fragiles et de la prévention.
En quoi l’épidémie de Covid-19 et le confinement placent-t-il le care, ou l’éthique de la sollicitude, au centre de nos vies ?
D’un seul coup, la question de la santé redevient une question de santé… pas juste une question budgétaire. La santé redevient LE sujet majeur. On découvre la nécessité d’un personnel soignant hyper-impliqué et de forces humaines compétentes et en nombre. Sans doute les Français et les professionnels du soin s’en souviendront-ils lorsque la grande crise sera passée. Nous devrons imaginer une autre organisation, moins administrative, des normes moins rigides, des équipements de santé mieux adaptés, des personnels de soin et d’accompagnement mieux soutenus et plus nombreux…
Et puis ces formules comme « prends soin de toi », « prenez soin de vous », « soyez prudents », renvoient à cette notion centrale du care qui est le soin mutuel : je fais attention à moi, je ne sors pas de chez moi, pour ne pas risquer de transmettre le virus à d’autres qui seraient potentiellement plus fragiles. Le confinement, c’est certainement pour beaucoup d’entre nous vivre l’expérience de sa propre fragilité, l’expérience de l’impermanence de la vie. Je dirais, l’expérience d’une certaine modestie : les tablettes, les ordinateurs, les smart phones ne sont pas des assurances tous risques contre la mort, la maladie, la solitude….
Vivre le temps du coronavirus remet en cause des fondamentaux idéologiques qui se voulaient immuables : nous devons donner la priorité au confinement sur le déplacement, privilégier le statique sur le mouvement, prendre conscience de notre fragilité potentielle… Remarquons aussi que l’on a fermé en un clin d’oeil les frontières à l’extérieur et à l’intérieur de l’Europe, ou encore que l’on est sorti sans tambours et trompettes de la règle sacro-sainte des 3% de déficit budgétaire. Le président de la République a parlé de l’Etat Providence et de la santé gratuite comme de « biens précieux ». Ces retournements laisseront des traces.
L’honneur d’une société réside sûrement dans sa capacité à apprendre de ses erreurs. Dans cette situation inédite, la question est de savoir si notre société fragilisée parviendra à repenser humblement le sens des valeurs qui l’animent. La crise du Covid-19 va-t-elle déboucher sur une fuite en avant vers toujours plus d’individualisme et de consommation, dans un oubli du réel, ou au contraire servir de révélateur pour une prise de conscience de la nécessité d’inventer une société du care durable et plus solidaire ?
Serge Guérin est professeur à l’Inseec GE et directeur du MSc « Directeur des établissements de santé ».
Derniers ouvrages parus : Les Quincados, Calmann-Lévy, 2019 et en co-direction Médecines Complémentaires et Alternatives. Pour ou Contre ?, Michalon, 2019