
Sur la télémédecine, on a fait plus en 100 jours qu’en 10 ans.
Ghislaine Alajouanine est Présidente et Membre fondateur de l’Académie Francophone de télémédecine et de e-santé et Présidente du Haut Conseil Français de la Télésanté. Déléguée Générale (H) à l’Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recherche (UNITAR), elle est Membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques.
Le parcours professionnel de Ghislaine Alajouanine allie la direction d’entreprises en France et à l’étranger, l’engagement humanitaire et la promotion des nouvelles technologies au service de la santé. Économiste, prospectiviste, sociologue de l’innovation, elle est experte en e-santé. Son investissement de longue date en faveur de la télémédecine est aujourd’hui salué par tous.
Vous avez déclaré : « La télémédecine […] a été la grande révélation de l’année 2020 en ce qui concerne l’apport des nouvelles technologies à la santé ». La crise sanitaire actuelle a donc révélé toute la pertinence de vos combats de 30 ans ?
La crise que nous traversons, d’une nature sanitaire sans précédent, accélère l’innovation et lève les principaux freins contre les usages numériques. Comme le disait Jean Monnet, « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ».
Sur la télémédecine, on a fait plus en 100 jours qu’en 10 ans ! La Covid-19 a servi de révélateur. Les soignants et les patients se sont appropriés la télémédecine. Les politiques et les financiers ont suivi.
La télémédecine, dit simplement, c’est « faire voyager les données plutôt que les patients ». Elle s’est révélée être une indispensable mesure barrière dans la pandémie de la Covid 19. Une véritable révolution (du latin « revolvere », retournement) : les téléconsultations sont passées de 1 à 100 dans cette période, pour atteindre 1 million de téléconsultations par semaine.
La télémédecine est enfin reconnue. Le Directeur Général de la Santé, le Professeur Jérôme Salomon, déclarait même le 17 mars 2020 lors du Point Presse du Covid : « La télémédecine, c’est fondamental ».
Mais bien longtemps, comme beaucoup d’innovations, elle fut considérée comme une utopie pour ne pas dire une dystopie !
La crise sanitaire a provoqué un pas de géant pour la télémédecine. Il faut maintenant confirmer cette avancée, en se méfiant à la fois des « marchands de candélabres », qui préfèrent améliorer la bougie plutôt qu’inventer l’électricité et charlatans qui font du télé conseil mercantile…
La télémédecine est avant tout de la médecine. Ce n’est pas la panacée ! Rien ne remplacera l’examen clinique. La télémédecine doit être pratiquée par les professionnels de santé, véritables trésors nationaux vivants et ainsi préserver le patient et le soignant.
Il faut donc des règles, mais des règles qui ne soient pas des freins !
Et il faut de l’ambition – celle pour la France de devenir leader ! We can, we must !
Les travaux de l’Académie Francophone de Télémédecine et e-santé ont développé les réflexions sur « la Relation Soignant-Soigné (RSS) », qui doit selon vous reposer sur l’empathie. Comment se traduit cette exigence ?
« Une Académie, c’est où tous les efforts de l’Esprit Humain sont comme liés en faisceau, c’est affirmer ses valeurs, son rôle, son avis dans le perfectionnement et la diffusion des savoirs dans sa discipline », selon Ernest Renan.
Après mes travaux sur la « Convivance » (partage des capacités de chacun au bénéfice de tous dans une cohabitation harmonieuse, un intérêt commun, interculturel et intergénérationnel…) ceux sur « la Relation Soignant-Soigné (RSS) » s’imposaient évidemment. Car l’on parle ici de lien (Empathie : du grec « Empathos » : ce lien de partage en se mettant dans la pathologie de l’autre). Avec mes consœurs et confrères, membres fondateurs de notre Académie, pionniers en télémédecine, nous avons mis l’accent sur l’empathie qui est l’âme de la médecine comme de la télémédecine. Dans la Relation Soignant Soigné (RSS), les maîtres-mots « entendre, écouter, observer, comprendre et communiquer » vont se potentialiser.
Cette exigence se traduit par la règle des 6 P de la télémédecine : Proximité, Prédictive, Participative, Personnalisée, Plurielle, Préventive.
L’avènement de la télémédecine a grandement modifié les conditions de l’exercice médical ; en effet l’examen clinique, pilier de la consultation présentielle, a quasiment disparu dans la téléconsultation, fer de lance de la télémédecine. Traditionnellement, la consultation physique inclut un examen clinique qui se décompose en : écoute, inspection, palpation, percussion, auscultation. En télémédecine, avec l’écoute (« auscultare » en latin : auscultation), seule l’inspection visuelle demeure, mais des moyens technologiques (comme les capteurs connectés ou la photo-pléthysmographie) permettent en partie de pallier sa disparition.
Pour autant, le praticien doit désormais développer son empathie (Proximité), son sens clinique (Prédictive) et la qualité de son interrogatoire, en questionnant habilement et abondamment son patient (Participative) pour arriver avec précision à un diagnostic exact et pertinent (Personnalisée).
Enfin, les ressources mobilisées par le praticien de Télémédecine sont nombreuses (Plurielle), car en plus de son sens clinique aiguisé et de sa méthodologie sans faille, il doit être capable de développer une très bonne capacité relationnelle et d’observation, afin d’effectuer une téléconsultation de qualité, et de délivrer les éventuelles prescriptions qui vont permettre une prise en charge optimale du patient (Préventive). La Prévention, cela ne coûte pas, cela rapporte et Balzac de nous prévenir : « ceux qui ne savent rien, ne peuvent rien prévoir ! ». La prévention est primordiale.
Très logiquement, les 6 P de la médecine se retrouvent en totalité dans l’exercice de la télémédecine et en particulier de la téléconsultation.
Aux 6 P de la télémédecine, j’ajouterais trois axes et un horizon.
Nous entrons dans une nouvelle ère, avec cette nouvelle société du vieillissement et l’inédite et effrayante crise sanitaire que nous traversons. Face à cet électrochoc, l’innovation, en particulier au service des séniors doit s’adapter rapidement. La maison brûle ! L’innovation doit relever ce défi à la fois cartésien et pascalien, en utilisant à la fois l’intelligence artificielle pour faciliter le mieux-vivre et le bien vieillir et l’intelligence social-sociétale, indispensable pour nouer le lien social avec l’empathie en étendard.
C’est tout l’enjeu et c’est cette métamorphose (mot que je préfère à « disruption », ce buzz word) qui va engendrer une révolution ou, mieux, une évolution. Cette évolution, il s’agit de la conduire avec autant d’audace que de prudence…
Les 3 axes de la télémédecine s’articulent autour du Savoir, du Savoir-faire, du Savoir être.
Son horizon implique une vision, un cap pour bâtir des propositions (finalement un 7ème P) pour répondre aux vœux des séniors et des personnes fragilisées : « je veux pouvoir rester chez moi, dans mon lieu de vie, le plus longtemps et dans les meilleures conditions possibles » mais aussi à la question angoissante : « Qu’est-ce que j’ai ? ». Et ceci quel que soit le lieu : même dans les endroits les plus isolés, à faible densité médicale et avec une prise en charge valable.
C’est aussi l’impératif de proximité de la télémédecine qui engendre la proposition d’un Plan Marshall « Zéro déserts médicaux » pour effacer la diagonale du vide, où vivent une majorité de seniors. Il s’agit de mailler le territoire à l’aide de l’ingénierie intégrative (exemple Ingénicare, la FIAT, Force d’Intervention et d’Appui à la Télémédecine), qui apporte une méthodologie de coordination, de cohérence et le soutien économique à ce grand chantier basé sur les fonds d’un Livret d’épargne DD HS2 (Social-Sociétal-Santé-Solidarité-Sécurité). C’est une piste qui donne du sens à notre épargne, en fléchant un accès équitable aux soins. Il est indispensable, pour assurer la pérennité et la faisabilité, de conjuguer équitablement l’économique et le social-sociétal.
À retenir en particulier dans le défi de la télémédecine : la fameuse balance bénéfice/risques.
Les risques existent, certes ! Ils impliquent, en Savoir, l’apprentissage de ce « distanciel empathique », cet oxymore (comme dans douce-violence), que l’on trouve en télémédecine dans la Relation Soignant Soigné. L’écran ne doit pas… faire écran à l’empathie. Et là où l’on prête souvent à l’écran un rôle de séparateur, l’écran de la téléconsultation rassemble, lui, autour de la relation de soin. On trouve ici cette notion de P pour Plurielle : c’est une équipe pluridisciplinaire avec une intelligence collective qui intervient en Savoir Faire et en complémentarité.
Loin de remplacer le soignant par la machine, la télémédecine est globale. Elle demande à être apprivoisée et utilisée à bon escient. Poussée à son paroxysme, on pourrait même dire qu’elle tend à empêcher la robotisation des médecins en les obligeant, pour arriver avec précision à un diagnostic exact et pertinent, à se concentrer sur l’analyse fine des expressions du patient et tout simplement, dans une approche pascalienne, à faire preuve d’empathie en Savoir être.
Dans le domaine du cartésien, pour analyser l’expression du patient, le praticien peut s’appuyer sur une fabuleuse innovation : la photo-pléthysmographie, technique d’exploration fonctionnelle vasculaire non-invasive. Cette technique étudie par traitement du signal vidéo les micro-variations de couleur de la peau et calcule les paramètres biologiques au moyen d’algorithmes et d’intelligence artificielle. Mais naturellement, il n’est pas d’intelligence artificielle sans intelligence naturelle ! L’IA est la sommation d‘intégrations et non de compréhension. « L’intelligence est le propre de l’Homme » selon Descartes. Rassurons-nous, le discernement a de l’avenir !
En tant qu’inventeurs, avec les membres-fondateurs de l’Académie Francophone de Télémédecine et e-santé, comme mon Confrère le Lieutenant-Colonel Dr Bruno Leblais du SDIS, la crise de la Covid 19 nous a inspiré la création d’un capteur, l’Embout Dual, capable d’enregistrer et d’analyser les bruits pulmonaires, la fréquence respiratoire et les éventuels troubles dont le patient peut être victime. C’est une révolution dans l’auscultation pulmonaire qui offre la possibilité d’un nouveau champ : l’auscultation trans-aérienne, à la différence du stéthoscope utilisé en auscultation transpariétale (un vrai problème dans le cas des patients obèses…). Autre innovation : notre « MOF Verisecur », Masque à Oxygène Filtrant.
Après les risques évoquons les bénéfices. La télémédecine est une innovation au service des séniors et de l’autonomie. C’est l’aide au diagnostic au loin, c’est abolir les distances, rompre l’isolement, accompagner l’ambulatoire, désengorger les urgences et prendre un raccourci vers la modernité. C’est finalement un accès équitable aux soins. Une transformation ! Il est à souligner qu’en 2018, la télémédecine est enfin entrée dans le droit commun… mais elle demeure un défi !
Le maintien à domicile est un autre de vos grands combats. Pouvez-vous nous présenter le label HS2 – Haute Sécurité Santé, au bénéfice des populations fragilisées, que vous avez mis au point dans le prolongement de la démarche HQE (Haute Qualité Environnementale) ?
La démarche HS2®, Haute Sécurité Santé, répond à la troisième dimension du Développement Durable : le social-sociétal (santé, solidarité, sécurité). Le HQE (Haute Qualité Environnementale), autre démarche que j’ai également initiée, répond à la deuxième dimension du Développement Durable : l’environnement.
Le HS2® vise à apporter des réponses structurées pour relever les défis de l’adaptation de notre société au vieillissement et en particulier à la perte d’autonomie des personnes fragilisées.
Partant du principe que le lieu de vie tient une place centrale dans l’autonomie, la démarche HS2® redéfinit, en particulier, le rôle du logement dans les processus d’accompagnement, pour permettre aux personnes âgées, fragilisées de choisir leur mode de vie, le plus longtemps possible.
Dans une logique d’anticipation et de prévention, la démarche HS2® permet ainsi de favoriser le maintien à domicile des personnes fragilisées, en s’attachant à valoriser la personne, sa santé et sa sécurité, le tout dans un cadre de vie approprié. Elle permet aux séniors de prolonger en moyenne au minimum de 3 à 6 ans leur maintien dans leur logement d’origine et de réduire ainsi le coût de la dépendance pour l’ensemble de la société.
Pour atteindre cet objectif, la démarche HS2 s’articule autour de 5 piliers :
- L’environnement urbain
- L’adaptation et la sécurisation du logement
- L’essor de la télémédecine
- La généralisation des services à la personne 2.0
- La compétence des personnels travaillant aux côtés des séniors
En d’autres termes, il s’agit d’offrir aux Français un nouveau parcours du bien vivre et du bien vieillir.
Quelles sont les perspectives ouvertes par les nouvelles technologies pour améliorer la santé et l’autonomie ? Comment notre écosystème médical va-t-il évoluer ?
La télémédecine, la e-santé, l’intelligence artificielle ouvrent de nouvelles voies de développement, tant en pré-diagnostic que sur le plan des soins et du suivi patient eux-mêmes.
Comme nous l’avons vu, le point essentiel de la télémédecine est la Relation Soignant Soigné, autrement dit le défi auquel fait face le praticien pour garder un lien empathique avec son patient en dépit de la distance qui les sépare lors d’une téléconsultation. Un nouvel apprentissage attend là le personnel de soins. Toute innovation doit s’accompagner de formation, d’apprentissage, et engendre de nouveaux métiers comme celui d’agent de télémédecine qui peut être exercé par des aidants, des auxiliaires de vie. Il est primordial de leur donner accès à des certifications de compétence valorisantes, en Haute Sécurité Santé (HS2) décernées par un tiers de confiance tel que Apave.
Les nouvelles technologies engendrent aussi de nouveaux services que j’oserais qualifier de bienveillants, comme avec la start-up Xenia Cohabitation, qui permet la cohabitation entre Ainés et jeunes de moins de 30 ans.
De surcroît, la fluidité des données patients sécurisées permettra, avec l’aide de la télémédecine, de travailler directement l’efficience de notre modèle de santé. Les nouvelles technologies ont révolutionné la médecine ; demain, c’est l’ensemble de l’écosystème médical qui va l’être dans l’intérêt des populations et des soignants, quels que soient les pays et dans une économie « maîtrisée ».
La santé, censée être un droit universel, le deviendra-t-elle vraiment dans les années à venir grâce au big bang de la crise sanitaire actuelle et son lot de souffrances ? Maigre consolation !
Une certitude : nous devons nous préparer à vivre une mutation inédite des pratiques médicales qui a commencé, il y a… plus de 30 ans.
Demain, avec l’aide des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, c’est le médecin qui prendra rendez-vous avec son patient ! Les données de son patient l’informeront avant qu’il le reçoive en présentiel !
Soyons humbles. Il nous reste tant à apprendre, à créer, à inventer pour les aînés que nous sommes ou que nous serons tous. La finalité est de les rendre heureux, de nous rendre heureux ! Rappelons-nous ce que disait le Professeur Jean Bernard : « C’est de l’Homme qu’il s’agit ! » ; partons de l’essentiel : la personne, qui est le centre du monde…
Nous devons donc faire preuve de convivance (conjugaison du vivre-ensemble et de la bienveillance), pour éviter l’effritement du ciment social. La convivance, c’est le partage des capacités de chacun au bénéfice de tous, dans une cohabitation harmonieuse, dans un intérêt commun, interculturel, et intergénérationnel. C’est cette fraternité qu’on trouve dans l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
La période que nous traversons nous incite à rappeler le sous-titre du Soulier de Satin de Paul Claudel : « le pire n’est pas toujours sûr » !
Ouvrages de Ghislaine Alajouanine :
Rapport Les Nouvelles Technologies au service de la Santé en Afrique (Presses Universitaires de France, 2003), lauréat du Prix Eurafrique, du Prix de l’Académie (Fondation Louis D).
Parmi ses autres ouvrages : Entre nous émoi ! (La nouvelle poésie, 1991); Tam-Tam Haut-Débit (USD, 2004) –A l’Ecoute de la Santé (USD, 2007) ; Caring for health (USD, 2007) ; En espoir de cause -Enthousiasmez Vous ! Un vent Divin (Cahiers bleus, 2014) ; La Révolution Silencieuse des Séniors (Co-auteurs, Eyrolles, 2017) ; Plaidoyer pour la Convivance (Hermann Editeurs, 2017); Plea for Convivence (Hermann, 2019) ; Vivre ensemble ? Voici venu le temps de la Convivance (Hermann Editeurs).
Lire aussi :
La tribune de Ghislaine Alajouanine sur silvereco.fr : « 30 ans et le Covid-19 pour faire reconnaître la Télémédecine en France ».